François Lavallée
Tous les traducteurs se targuent de ne pas faire du « mot à mot ». Mais est-ce suffisant?
Qu’est-ce qu’une bonne traduction? C’est fou, mais la réponse à cette question n’est pas si évidente. Il existe certes des définitions savantes, mais dans le concret, les traducteurs se battent au quotidien avec cette question. Parfois entre eux, parfois avec leurs clients, parfois avec le monde entier.
En gros, il existe deux grandes approches de la traduction.
L’approche sourcière : On reste collé sur le texte de départ (texte source) avec, ainsi, l’illusion de risquer moins de le trahir. À ne pas confondre avec l’approche « sorcière ». Mais quand même pas si loin de l’approche « souricière ».
L’approche cibliste : On focalise sur le texte d’arrivée (texte cible), et on se demande s’il est clair et sonne naturel.
Pas de mot à mot
Tous les traducteurs se targuent de ne pas faire du « mot à mot ». C’est vrai si on prend l’expression « mot à mot » dans son sens littéral : les traducteurs, quand même, vont souvent refaire l’ordre des mots pour respecter au minimum la syntaxe de la langue d’arrivée. Il n’empêche que la grande majorité des traductions qui nous entourent font plus ou moins du mot à mot, c’est-à-dire que le traducteur se contente de reproduire les idées à peu près dans le même ordre, en répétant les mots s’il y a une répétition dans le texte de départ, etc.
Cette formule est rassurante pour bien des clients, surtout ceux qui vivent en milieu bilingue (pensons par exemple aux fonctionnaires fédéraux, ou aux francophones qui vivent et travaillent dans des villes à domination anglophone comme Toronto ou Ottawa) : ces personnes vont comparer l’anglais et le français côte à côte, et retrouveront facilement l’anglais original dans le français traduit.
Elle a toutefois aussi ses inconvénients, et pas des moindres : comme les langues ne fonctionnent pas de la même façon, le fait d’obliger le français à s’insérer dans le moule de l’anglais donne généralement un résultat artificiel, bizarre, bancal, qui mine l’intelligibilité. En effet, bien souvent, avec l’approche sourcière, le texte français (traduit) est moins clair que le texte anglais (original). Comme le disait Jacques Delille, traducteur français du XVIIIe siècle : « J’ai toujours remarqué qu’une extrême fidélité en fait de traduction était une extrême infidélité. »
Sans compter qu’avec cette approche, le français (traduit) est toujours beaucoup plus long que l’anglais (original).
Un exemple concret
Pour illustrer ce propos, prenons l’exemple d’un paragraphe trouvé sur un site Web du gouvernement fédéral canadien.
To help businesses keep and return workers to their payroll through the challenges posed by the COVID-19 pandemic, the Prime Minister, Justin Trudeau, proposed the new Canada Emergency Wage Subsidy. This would provide a 75 per cent wage subsidy to eligible employers for up to 12 weeks, retroactive to March 15, 2020.
Afin d’aider les entreprises à maintenir leurs travailleurs en poste et à les reprendre, pendant qu’elles font face aux défis que pose la pandémie de la COVID-19, le premier ministre, Justin Trudeau, a proposé la nouvelle Subvention salariale d’urgence du Canada. Cette subvention permettrait d’accorder aux employeurs admissibles une subvention salariale correspondant à 75 % du salaire, jusqu’à concurrence de 12 semaines, rétroactivement au 15 mars 2020.
Commençons par préciser deux choses importantes :
- Cette traduction ne comporte pas d’erreur de sens.
- Elle ne fait pas du mot à mot au sens strict du terme… ne serait-ce que parce qu’elle comporte une bonne quinzaine de mots de plus que l’original!
Il n’empêche que ce paragraphe se lit mal. Le sens y est, mais il est beaucoup moins clair qu’en anglais, et sa langue a aussi l’air plus artificielle. Si vous le voulez bien, nous ferons une petite analyse technique, à partir du regard que peut porter le traducteur professionnel sur cette traduction. Si vous êtes plutôt du type « résultats », vous pouvez passer tout de suite à la solution de rechange, juste après.
- D’abord, l’œil du traducteur expérimenté trouvera dans ce texte d’innombrables traces de traduction : les mots afin de (plutôt que pour), maintenir en poste, travailleurs, faire face, défis, proposer, permettre… Ces mots ne sont pas fautifs en soi, mais ils ont le malheur d’être omniprésents dans les traductions, à cause de l’influence de l’anglais. Par effet d’accumulation, ils trahissent la traduction. C’est ce que le poète Gaston Miron appelait du « traduidu ».
- La formulation générale est lourde; citons seulement les segments à maintenir leurs travailleurs en poste et à les reprendre ou pendant qu’elles font face au défi que pose…
- De plus, la phrase débute par un long préambule comportant trois subordonnées, quatre virgules et cinq verbes (!) avant d’en venir enfin à la principale. Or, faut-il le rappeler, c’est la principale qui exprime… l’idée principale. (La principale ici commence à le premier ministre.)
- Et même cette principale fait encore trébucher le lecteur avec l’apposition Justin Trudeau, entre virgules, qui retarde d’autant l’arrivée du verbe, celui qui nous annonce enfin ce qui se passe : …le premier ministre, Justin Trudeau, a proposé la nouvelle Subvention. Ah! Enfin, on accouche!
- Mais rendu à ce message principal, on se heurte en plus à un énoncé bizarre : le premier ministre a proposé une subvention… que veut-on dire? À qui l’a-t-il « proposée »? C’est le premier ministre, n’est-ce pas lui qui décide? En fait, ici, on est devant une erreur courante de traduction : le mot anglais to propose ne signifie pas que le premier ministre a fait une proposition, il signale une intention du premier ministre1.
- La deuxième phrase nous propose, elle, une belle redondance, en nous apprenant que la subvention permet d’accorder une subvention.
- On notera enfin que la traduction est presque 30 % plus longue que l’original. À une ère où on loue la concision, ce n’est pas l’idéal.
Tout cela entretient un préjugé répandu, au Canada anglais comme au Canada français, selon lequel le français est essentiellement une langue moins efficace que l’anglais.
Je peux comprendre que cette analyse technique puisse sembler subtile au profane. Cela dit, je crois que même le profane pourra constater la différence de clarté entre le texte publié et la solution de rechange proposée ci-dessous.
Une solution de rechange
En effet, il y a certainement moyen de rendre le message de ce paragraphe de façon plus claire. Voici une proposition.
(Traduction originale) Afin d’aider les entreprises à maintenir leurs travailleurs en poste et à les reprendre, pendant qu’elles font face aux défis que pose la pandémie de la COVID-19, le premier ministre, Justin Trudeau, a proposé la nouvelle Subvention salariale d’urgence du Canada. Cette subvention permettrait d’accorder aux employeurs admissibles une subvention salariale correspondant à 75 % du salaire, jusqu’à concurrence de 12 semaines, rétroactivement au 15 mars 2020.
(Traduction révisée) Le premier ministre Justin Trudeau a annoncé l’instauration d’une subvention pour aider les entreprises canadiennes à conserver ou à reprendre leurs employés malgré la crise de la COVID-19 : la Subvention salariale d’urgence du Canada représentera 75 % du salaire versé à un employé pendant un maximum de 12 semaines à partir du 15 mars 2020.
Au premier coup d’œil, on constate que ce texte est le fruit d’une reformulation complète. Pourtant, toute l’information s’y trouve. Mais elle est, cette fois, plus intelligible – et elle ne sent pas la traduction. Le seul prix qu’il a fallu payer : oser s’affranchir de la formulation de l’anglais (et non du contenu). À noter que cette traduction ne compte que quatre mots de plus que l’anglais (contre quinze dans la version précédente).
Malheureusement, encore une fois, peu de traducteurs abordent leur art de cette façon, et même ceux qui le font se heurtent souvent à la réticence du client. Pourtant, c’est bien en traduisant ainsi qu’on rend le plus service au client, en transmettant son message avec clarté.
Oh! et puis… est-il besoin de préciser que la traduction automatique ne donnera jamais ce genre de résultat?
1 Voir à ce sujet Le traducteur averti, p. 160-161.